Femmes : Juin 2017

19 DOSSIER Ce qu’en pensent les philosophes Alors que la psychologie s’empare aujourd’hui de l’art de vivre, la philosophie a répondu à ces questions existentielles il y a longtemps. Montaigne, qui préfère apprendre à vivre plutôt qu’à mourir, conseille justement de « ménager le temps » : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entrete- nues des occurrences étrangères (...) je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. » Montaigne ne pointe pas du doigt l’oisiveté, au contraire est elle porteuse de vie. Mais attention, ce n’est pas l’égarement sur le fil d’actu de son smartphone ! L’oisiveté est un recentrage de l’esprit qui libère un espace de créativité. En outre, Montaigne fustige « l’impression de la certitude », « l’opinion de savoir ». Donc si on a réussi à ne boire plus que du lait végétal maison et à placer dans son emploi du temps deux randonnées hebdomadaires avec les enfants et trois soirées érotiques avec Jules, on évite de faire la morale à celles qui peinent encore. Bergson nous dit aussi : « Il faut savoir attacher un prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. » Effectivement, la femme a un peu plus de mal, et ce n’est pas par manque de volonté, cherchez l’erreur... Le désir et l’ennui Pascal, le philosophe croyant, pointe du doigt la misère de notre condition humaine : nous avons besoin du divertissement incessant pour oublier que nous ne sommes pas heureux et que nous allons mourir. Donc nous ne pensons pas au temps, trop occupés à espérer le bonheur et à tout essayer pour être heureux. Ainsi, « il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». Epicure est plus positif : véritable Maître Slow, il insiste sur l’importance du contentement : « L’homme qui ne se contente pas de peu ne sera jamais content de rien. » Schopenhauer fait le tragique constat que l’existence est corrompue par deux fléaux : le désir et l’ennui. La thérapie consiste à entrer dans la contemplation, développer la compassion et devenir ascète. L’ultime slow attitude en somme. Socrate, avec sa maxime « connais-toi toi même », préconise de se bouger d’abord soi-même avant de vouloir changer le monde. Pas de précipitation cependant. Socrate déclare : « Ce qu’on doit savoir, c’est de quelle façon on doit vivre sa vie pour qu’elle soit la meilleure possible. » Ensuite, on va à l’essentiel, en réfléchissant à ces instants qu’on ne voudrait jamais voir sacrifiés. Les adeptes de la slow life parlent de moments « incompressibles ». Souvent, il s’agit du temps passé avec nos proches, en particulier nos enfants : là, on met le paquet. Nos petits aussi endurent du stress à l’école dont ils ressentent des symptômes physiques. Et la cadence infernale qu’on leur impose génère de l’énervement. Pour les aider à être plus cool, on com- mence par arrêter de trépigner devant le grille-pain ou le micro- ondes. Charité bien ordonnée commence par soi-même ! Mieux vaut donc prendre le temps de préparer ensemble un gâteau d’anniver- saire et tolérer l’énorme chantier que cela va générer (compassion mesdames), plutôt que faire la queue à la pâtisserie pour acheter de l’industriel et souffler dans le dos de la petite dame qui cherche sa monnaie. Prendre le temps de faire les courses avec son bambin en aiguisant son esprit de « consom’acteur » pour sa santé et la planète ; le temps de lui apprendre à faire ses lacets au lieu de cher- cher à tout prix la paire de chaussures à scratchs… Développer son rapport à l’effort, sa concentration, son attention au temps réel, cela s’appelle la slow éducation, tout se tient ! Enfin, en cas de dérapage, si au retour d’un long week-end en brousse, à l’insu de votre plein gré, votre route croise un fast-food, déculpabilisez. Tout notre environnement entrave nos envies de changer les mauvaises habitudes, et le principe de réalité plombe parfois notre meilleure volonté. Trouver des produits sains, abordables, avec peu d’emballages, le tout sans faire cinq allers-retours en voiture diesel relève du défi ! Changer d’état d’esprit avec ses collègues ou ses enfants dans une atmosphère anxiogène et sans soutien ; voilà les Jeux olympiques de la slow life. Patience donc, une longue période de repérage et de rodage est nécessaire. En vérité, un deuil authentique de la wonderwoman vivant une perfect life s’impose, il faut renoncer à certains aspects de la vie en conformité avec ses limites. Jamais notre cerveau n’a été autant sollicité par des informations intéressantes et, même si les nouvelles technologies nous en donnent l’illusion, nous n’aurons pas assez d’une vie pour tout entreprendre. Alors, cool, vous n’êtes pas seule, des millions de femmes cherchent à reprendre le contrôle de leur vie ! Pour mieux appréhender notre rapport au temps, on peut essayer d’appliquer la règle de vie de Schopenhauer dans « L’Art d’être heureux » : « (...) profiter en tout temps du présent aussi gaiement que possible : voilà qui est sagesse vécue. » n Aller plus loin : http://www.untrucparjour.org www.famillezerodechet.com « On est foutu, on pense trop », une conférence du docteur Serge Marquis, disponible sur le site de France Culture « Vivre plus lentement », Pascale d’Erm, Ed. Ulmer, coll. Les Nouvelles Utopies « Accélération », de la philosophe allemande Hartmut Rosa, La Découverte « Éloge de la lenteur », du journaliste canadien Carl Honoré.

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