Femmes Mars 2021

Un besoin collectif « Comment bouger si nous n’avons pas la motivation d’une promesse ? Comment ne pas se laisser submerger par l’impuissance, le piège de l’at- tente ? », interroge le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, estimant que nos sursauts d’indigna- tion peinent souvent à déboucher sur autre chose que la plainte et la victimisation : « Je voudrais chan- ger ma vie, mais je ne peux pas. Ma hiérarchie, l’économie, les autres m’en empêchent. » De fait, il nous est di²cile de changer seuls. Nous avons besoin d’encouragements, d’un contexte porteur. Cependant, il ne su²t pas de vouloir changer pour y parvenir. Freud l’a²rmait déjà, nous tenons plus à nos né- vroses qu’à nous-mêmes. Blessés par l’expérience, nous me¥ons en place des mécanismes de défense qui nous protègent de l’anxiété et de la dépression, mais limitent nos capacités d’épanouissement. Ces stratégies inconscientes nous conduisent à nier la réalité de nos pensées et de nos émotions. Elles peuvent nous conduire à adopter des comportements contraires à nos désirs profonds. Et nous nous enfer- rons dans des conduites d’échec et dans la répétition de nos erreurs. Dans sa préface à la réédition du célèbre ouvrage d’Étienne de La Boétie, De la servi- tude volontaire , Miguel Benasayag souligne l’éton- nante actualité de ce¥e notion pour rendre compte de notre a¥achement à nos propres chaînes. Hommes et femmes, écrit-il, « souhaitent être plus respectés, améliorer leurs conditions de vie, mais, contrairement à ce qu’ont cru les mouvements révolutionnaires, les mouvements libertaires, les héritiers de l’humanisme, ils ne souhaitent pas la liberté, qui est une chose toute di‡érente ». Au contraire, nous pouvons même désirer une servitude qui s’exprime moins dans l’obéissance à un tyran – patron, conjoint… – que dans la recherche d’automatismes sécurisants dans lesquels couler nos existences. En adoptant un régime végétarien, en nous adonnant intensivement au yoga, en nous tournant vers une pratique spirituelle nouvelle, nous introduisons un changement dans notre vie. Mais est-il le reflet de notre liberté ou une nouvelle expression de notre besoin de carcans ? Un nouveau regard Le changement n’est véritablement satis- faisant que s’il est précédé ou accompagné d’un changement intérieur : une forme de libération rendue possible au prix, parfois, d’un travail thérapeutique. « Changer , af- firmait encore J.-B. Pontalis, c’est d’abord changer de point de vue sur soi, sur les autres. Et ce‰e mutation fait que, perce- vant le monde autrement, on y vit di‡é- remment. » Mais il ne s’agit pas seulement de changer « contre » quelque chose qui nous fait souffrir. Il convient aussi de s’interroger sur le « pour » : qu’espérons- nous atteindre par le changement ? Pour le philosophe Robert Misrahi, « notre désir le plus profond est un désir de joie ». Or nous ne le prenons pas au sérieux, car nous avons appris à voir en lui un manque qui ne peut jamais être comblé. À l’opposé du bouddhisme, qui prône une extinction du désir, Robert Misrahi invite à le réhabiliter. Car il est l’essence même de notre dynamisme, ce qui nous attire vers l’avenir et nous mène aussi bien à des assouvissements élémentaires – étancher sa soif, parvenir au terme d’un voyage – qu’à un bonheur plus substantiel, lorsque notre être s’épanouit pleinement. Cette joie, prévient le philosophe, ne nous est accessible que si nous opérons trois « conversions intérieures ». La première est de cesser de croire que nous sommes le résultat d’un déterminisme – le jouet de notre inconscient, le produit d’un système : nous sommes aussi source de liberté. La deuxième est de cesser de voir en l’autre un instru- ment ou un maître, et d’établir avec lui des relations de réciprocité qui perme¥ent l’accomplissement de chacun. La troisième, enfin, est de comprendre que notre vie se passe entre la naissance et la mort. « Le bonheur , écrit-il, ne peut pas être simplement défini comme un regard rétrospectif sur nos vies. Il doit être une expérience au présent, une joie active, une création de chaque instant. » 11 Psycho

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