CocoTV #1399

COULISSES 6 Proust & Cie Dans une mécanique filmique millimétrée autour d’un extraordinaire ballet d’acteurs, Raúl Ruiz s’empare de l’inadaptable chef-d’œuvre de Proust pour en faire palpiter à l’écran la chair, l’émotion, l’ironie, la clairvoyance. Un pur régal. Condamné par l’asthme qu’il a combattu toute sa vie, Marcel Proust, alité et reclus, lutte désormais pour prendre la mort de vitesse et terminer son œuvre, assisté et soigné par sa gouvernante, Céleste. Alors qu’il contemple des photos, le passé envahit peu à peu la chambre : voici Odette (Catherine Deneuve), de Forcheville par mariage, faisant une entrée éblouissante dans le salon de Mme Verdurin (Marie-France Pisier), où Morel (Vincent Perez) s’amuse à jouer Beethoven pour narguer le sentiment antiallemand de la haute société. Voici Marcel, enfant, faisant tourner sa lanterne magique pour voir Geneviève de Brabant, ancêtre de cette duchesse de Guermantes (Édith Scob) dont la robe et les souliers rouges vont le fasciner. Voici Saint-Loup (Pascal Greggory) et son éternel monocle, contemplant dans un minicinéma portatif la boucherie de la Grande Guerre. Voici Marcel encore (Marcello Mazzarella), élégant monsieur moustachu, prenant le thé à Combray avec Gilberte (Emmanuelle Béart) et se rappelant le geste obscène qu’elle lui a adressé lors de leur première rencontre enfantine. Voici Marcel toujours, adolescent naïf, scrutant la plage de Cabourg avec exaltation depuis la salle à manger de l’hôtel tandis qu’un baron de Charlus juvénile (John Malkovich) le dévisage insolemment… Tous les plaisirs Comme dans une lanterne magique aux possibilités infinies, ces visages, ces scènes, ces paroles arrachés au néant par l’écriture s’enchaînent et se répondent, télescopant les époques et les histoires tandis que le jeu des alliances (sociales, sexuelles, sentimentales) ne cesse de rebattre les cartes sous l’œil inquisiteur, mais empathique, de Marcel/Marcello – la ressemblance avec l’écrivain de l’acteur italien, excellent comme tout le reste de cet étourdissant casting, est impressionnante. « Rien n’est plus périlleux, écrivait Jean-Michel Frodon dans Le Monde à la sortie du film, et si souvent déplaisant que la ‘performance d’acteur. Ici il n’y a que cela et, parce qu’il s’agit d’un théâtre imaginaire, d’une scène mentale dont Raúl Ruiz a établi l’espace et les règles de fonctionnement, tous sont légitimes, et succulents […] C’est à chaque fois comme un couple de danseurs (l’acteur et son personnage) qui s’élance pour interpréter son pas de deux, et entraîner dans son sillage le souvenir du texte et le plaisir du spectacle, réunis par-delà les débats scolastiques. » Décors, costumes, dialogues, musique, tout se fond avec harmonie dans ce dispositif euphorisant. À l’image de la madeleine trempée de thé qui restitue ses années d’enfance au narrateur, au début d’À la recherche du temps perdu, ce film qui passe comme un rêve fait palpiter à l’écran tous les plaisirs que l’œuvre procure à ses lecteurs. Vendredi 23 décembre, à 20h55, sur Arte LE TEMPS RETROUVÉ

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